
Oskar
Lafontaine, vous habitez la Sarre, à quelques
encablures du territoire français. Comment
vous détermineriez-vous si, transporté par
hypothèse quelques kilomètres plus
loin, vous aviez à vous déterminer
par oui ou par non sur la constitution européenne
?
Oskar Lafontaine. Ce
serait pour moi une décision difficile à prendre
parce que je suis un européen convaincu.
Mais je pense depuis
longtemps que l’Union européenne s’est
engagé dans une mauvaise voie.
Même si,
entre-temps, une erreur d’orientation a pu être
corrigée avec la réforme du pacte de
stabilité, les règles de fonctionnement
de la Banque centrale européenne (BCE) n’ont
pas été touchées.
Elles sont dévouées
uniquement à la stabilité des prix ce
qui constitue un défaut de fabrication fondamental.
La BCE devrait aussi avoir l’obligation de soutenir
la création d’emplois comme la banque
centrale des États-Unis.
Tant que ces règles
de base de la BCE ne seront pas changées, la
situation de l’économie européenne
continuera de se dégrader par rapport à celle
d’autres régions du monde.
Enfin il y a l’orientation
néolibérale de la Commission. Celle-ci
apparaît maintenant très clairement à travers
les mesures de libéralisation des services.
En Allemagne des emplois de travailleurs qualifiés
sont ainsi supprimés et remplacés par
des jobs bon marché attribués à des
salariés venus de l’est de l’Europe.
Cela ne peut plus
durer. C’est pourquoi il faut une révision
fondamentale de la politique européenne. Enfin,
l’Europe des vingt-cinq est devenue trop grande à mes
yeux.
Depuis longtemps
je m’implique en faveur d’une fédération
franco-allemande, d’une construction à partir
d’un noyau dur européen qui puisse fonctionner
sur la base d’une autre politique économique
et sociale. Pour toutes ces raisons je me prononcerais,
si j’avais l’occasion de voter lors d’un
référendum tel qu’aujourd’hui
en France, pour le « non ».
En d’autres
termes, votre « non » serait donc un
moyen de remettre sur les rails une construction
européenne qui se fourvoie ?
Oskar Lafontaine. Un « non » simple
ne suffit pas. Je serais tout à fait hostile à un « non » qui
signifierait : nous sommes « contre l’Europe ».
Le « non » doit être adossé sur
un concept alternatif.
Je vous en ai énuméré les
points les plus importants : une véritable réforme
du pacte de stabilité, d’autres règles
de fonctionnement de la BCE et une remise en questions
des orientations néolibérales de la Commission.
Il faudrait aussi
aller au-devant des revendications en faveur d’un
gouvernement économique de l’Union.
D’aucuns
avancent que la non-ratification de la constitution
signifierait le chaos ?
Oskar Lafontaine. Au
contraire dans les conditions que j’évoquais à l’instant
un « non » peut être le moyen d’imposer
une pause, une respiration salutaire afin que la politique
européenne puisse rebondir en prenant une tout
autre direction.
N’êtes-vous
pas frustré de ne pas pouvoir participer à un
tel débat dans votre pays où il n’y
aura pas de référendum ?
Oskar Lafontaine. En
tant qu’Allemand je regrette effectivement que
les décisions européennes, y compris
celles que j’éprouve comme correctes,
aient toujours été prises sans que le
peuple ne soit consulté ou associé.
C’est-à-dire
de façon non démocratique. Cela ne peut
plus durer ainsi. C’est pourquoi aussi je ne
vois que des conséquences bénéfiques à ce
que maintenant le peu-ple français s’exprime,
c’est un processus qui ne peut qu’avoir
des incidences démocratiques sur la manière
d’envisager la construction européenne.
Faites-vous
un lien entre les orientations de base néolibérales
de l’Europe et les réformes sociales
du gouvernement Schröder ?
Oskar Lafontaine. Les
orientations européennes qui visent à la
libéralisation des services contredisent une
politique économique et sociale qu’un
social-démocrate de gauche, quel que soit le
pays où il habite, ne peut tenir que pour erronées.
Les décisions
prises en Allemagne ne sont cependant pas toutes obligatoirement
liées à des lignes directrices européennes.
Elles correspondent à un air du temps néolibéral
qui s’est répandu depuis les États-Unis
et qui influence hélas aussi très fortement
les gouvernements et les grands partis européens.
Tenez-vous
pour responsable de la très faible croissance
allemande la politique économique et sociale
de Gerhard Schröder ?
Oskar Lafontaine. Bien
sûr. Car lorsque les taux de croissance sont
faibles, c’est que la politique économique
et sociale est erronée.
Le pacte de stabilité,
la BCE, sa politique monétaire et du crédit
contribuent certes à l’étouffement
de la croissance, mais l’Allemagne elle-même
affiche depuis des années une politique salariale
bien trop restrictive.
Cette évolution
a même conduit à une sorte de bizarrerie
germanique : l’Allemagne reste cham- pionne du
monde des exportations mais elle est en bas du tableau
parmi les grands pays industrialisés pour les
résultats de son économie intérieure.
Or c’est
cette activité interne trop faible qui constitue
un facteur déterminant dans la montée
du chômage à laquelle nous assistons aujourd’hui.
La demande intérieure est plombée par
l’évolution du pouvoir d’achat,
avec des salaires qui stagnent ou baissent.
Quelle
est votre attitude à l’égard
du nouveau parti de gauche WASG (1) qui fera ses
débuts le 22 mai lors d’une importante élection
régionale en Rhénanie-du-Nord-Westphalie
? Quelles sont ses chances ?
Oskar Lafontaine. Étant
donné que cette formation, constituée
pour beaucoup d’anciens membres du parti social-démocrate
(SPD), avance un programme social-démocrate
classique, j’estime que sa politique est correcte.
Elle a cependant
le handicap de la nouveauté, car ses positions
et ses dirigeants restent, pour l’heure, peu
connus. Il faut remarquer cependant que le SPD qui
a pratiqué, pendant six ans après mon
retrait de la direction, une politique néolibérale
utilise, dans ce scrutin, un ton très critique à l’égard
du capitalisme financier. Cette campagne n’a
pas été suivie, pour l’instant,
d’un changement de politique réel de Berlin,
il faut donc attendre pour voir quelles en seront, à terme,
les incidences concrètes s’il y en a.
Mais une chose
est certaine : l’irruption du WASG dans le paysage
politique a sa part dans ce changement d’attitude
et dans le fait qu’un débat ait même
pu avoir lieu au Bundestag sur les développements
néfastes du capitalisme financier.
On vous
prête l’intention d’adhérer à ce
parti. Est-ce vrai ?
Oskar Lafontaine.
Je n’ai pas encore pris la décision de
quitter le SPD, auquel j’appartiens depuis quarante
ans.
Je le ferai si
ma revendication portant sur le retrait de la loi Harz
4 réformant le marché du travail n’est
pas entendue. Avec d’autres je viens de lancer
une pétition pour l’abrogation de ce texte
qui conduit à supprimer des aides aux chômeurs
de longue durée. Les nouvelles dispositions
légales organisent en fait une véritable
spoliation des salariés.
Je voudrais l’exprimer
en chiffres de façon à ce que les lecteurs
français comprennent bien de quoi il s’agit
: un salarié allemand de plus de cinquante ans
a payé en moyenne dans sa carrière 60
000 euros aux caisses d’assurance chômage.
S’il devient chômeur, il n’obtient
plus en retour aujourd’hui après la réforme
que 10 000 euros de prestations.
Si vous
n’obteniez pas satisfaction cela signifierait-il
que vous immigreriez vers un autre parti de gauche
?
Oskar Lafontaine. Cela
signifie que je quitterai le SPD. Sur ce que je ferai
par la suite je ne me suis pas encore décidé.
Entretien
réalisé par Bruno Odent
|