
Guy
Braibant, juriste, a rédigé, en 2000,
la charte des droits fondamentaux, adoptée à l¹unanimité par
les chefs d¹Etats de l¹Union Européenne.
Il expose aujourd¹hui ses réserves sur
le texte constitutionnel soumis au référendum.
Dans
un entretien récent donné à la
Croix, vous avez fait part de votre déception à la
lecture de la version de la charte des droits fondamentaux
intégrée au projet de constitution européenne.
Quelles en sont les raisons ?
Guy Braibant. Quand on nous
dit que l¹on a intégré la
charte telle quelle dans le projet de constitution,
cela est vrai et faux à la fois. Les dispositions
de fond n¹ont pas changé, comme sur le
droit de grève, le droit syndical ou encore
la peine de mort. Mais les conditions d¹application
du texte ont été modifiées. On
peut s¹en rendre compte en comparant mot à mot
le texte initial et le texte final. Ce sont des amendements,
pour la plupart inspirés par les Britanniques,
qui changent un peu l¹esprit du texte. Le plus
clair est la substitution du mot « pouvoir » au
mot « devoir » à quelques endroits,
en même temps que le renvoi - officiel aux « explications » du
Présidium dans le traité constitutionnel.
Ces « explications » ne sont pas conformes
aux traditions françaises. Vous ne trouverez
jamais des « explications » d¹une
loi française : il y a la loi, un point c¹est
tout. Ici, après la loi, il y a ce texte qui
n¹est pas le fruit du travail des auteurs de la
charte. Un avis a d¹ailleurs été rendu
par la Commission française des droits de l¹homme,
qui souligne qu¹il est pour le moins bizarre que
la charte ne soit plus tout à fait la même...
Qu¹est-ce que cela change concrètement
pour les citoyens européens ?
Guy Braibant. Sur la forme
d¹abord, nous avions
décidé de faire un texte clair, court
et compréhensible, non pour des raisons techniques
ou juridiques, mais pour des raisons politiques. Une
charte, tout comme un texte constitutionnel, doit être
accessible aux citoyens. Nous avions donc rédigé un
texte de 54 articles qui se suffisait à lui-même,
et dont le dernier chapitre était une sorte
de mode d¹emploi de tous les autres. C¹est
une forme qui compte, car elle recouvre des questions
de fond, qui ont trait à ce qu¹on nomme
la transparence. Si vous regardez les grands textes
révolutionnaires, comme la Déclaration
des droits de l¹homme, vous constaterez qu¹elle
correspond à cet idéal. Or ce qui me
frappe, c¹est que nos successeurs qui ont rédigé la
constitution avaient pris la même résolution,
mais qu¹ils ne l¹ont pas respectée.
On nous sert aujourd¹hui un texte beaucoup plus
compliqué. Sur le contenu de la charte ; ensuite,
on a atténué ou fragilisé les
droits fondamentaux à travers de petites formules
ou astuces à droite et à gauche, qui
font perdre de la valeur à ces droits. Alors
qu¹elles devaient être pédagogiques,
complètement neutres, les « explications » -
interprètent les droits dans un sens plutôt
minimal. La charte n¹a été que légèrement
modifiée, mais toujours dans le même sens,
et c¹est bien là le problème...
Le résultat est restrictif, incontestablement.
N¹est-il pas paradoxal, pour le rédacteur
de la charte que vous êtes, d¹hésiter
sur l¹opportunité de l¹inscrire, même
dans cette version « aménagée »,
dans la constitution ?
Guy Braibant. Le problème, c¹est que j¹ai
connu pour ma part une meilleure version dont j¹espérais
qu¹elle figure dans le projet. Or je suis déçu
de constater que ce n¹est pas le cas. La charte était
une réelle avancée. Il était question
de proclamer pour la première fois des droits
sociaux dans un texte européen. Ceux-ci ne figurent
pas dans la convention européenne des droits
de l¹homme. Le but était d¹empêcher
tout retour en arrière sur les acquis, en instituant
une sorte de clause de non-régression. Autre
avancée : alors que ce devait être simplement
une charte de consolidation de l¹existant, qui
ne devait pas comporter d¹innovation, nous avons été au-delà,
avec, en plus des droits sociaux, les droits concernant
la bio-éthique. Cela a convaincu beaucoup de
monde à l¹époque. Je pense qu¹à Nice
une partie du monde politique qui a manifesté et
s¹est opposé à la charte a loupé le
coche, sans comprendre qu¹il y avait une bataille à mener
et que cette bataille ne s¹achevait pas à Nice.
Pourra-t-on
quand même se prévaloir
de la charte devant un juge en cas de violation de
celle-ci
?
Guy Braibant. Ce sera vrai,
mais cela dépendra
des restrictions nouvelles apportées au texte.
Si l¹on prend l¹exemple du droit au logement,
la France pourrait toujours se faire condamner si elle
revenait sur sa législation, qui est assez avancée
dans ce domaine. Mais, finalement, qui va préciser
tout cela ? C¹est la Cour de justice européenne.
Plus il y a d¹équivoque ou d¹ambiguïtés
dans la charte, plus son pouvoir sera grand. On ne
peut savoir ce qu¹il en résultera. Si ce
sont des juges « progressistes », ils tireront
de la charte tout ce qu¹ils pourront. Mais si
ce sont des juges plus libéraux sur le plan économique,
ce n¹est pas gagné d¹avance. Cela
signifie que, si la ratification a lieu, elle entraînera
une nouvelle bataille sur le plan juridique à l¹issue
d¹autant plus incertaine que les droits sont fragilisés.
Vous faites également part de vos réticences
sur le contenu de la partie III du traité...
Guy Braibant. Je dirais même des réticences
sur son existence. Je pense que cette partie est une
erreur juridique et politique. Juridique, parce qu¹on
ne met pas dans une constitution des proclamations
de politiques, libérales ou socialistes. Comme
le disait François Hollande récemment,
on a pratiqué des nationalisations et des privatisations
avec la même constitution. Avec cette partie
III, c¹est comme si on avait inscrit dans la Constitution
française que l¹on allait privatiser ou
nationaliser : ce n¹est pas du domaine de la loi
fondamentale, mais de celui du débat politique
quotidien. Certains ont sans doute voulu profiter d¹une
conjoncture européenne favorable au libéralisme
pour faire passer un certain nombre d¹idées
et les inscrire dans ce fameux traité. Ce texte
est en fait plus politique que juridique. C¹est
là que, de mon point de vue, quelque chose ne
va pas.
Il faudrait donc, selon vous, retrancher la partie
III pour pouvoir parler de constitution au vrai sens
du terme ?
Guy Braibant. Théoriquement, ce serait facile à régler
: avec une paire de ciseaux, on peut toujours enlever
la partie III. Dès lors qu¹il n¹y
aurait plus de partie III, je n¹aurais plus d¹objection à la
constitution. Et je pense ne pas être le seul à le
penser. En fait, tout dépend de ce qui va se
passer maintenant. Si la ratification est adoptée
dans tous les pays, ma proposition n¹a plus de
valeur : l¹échéance sera passée,
et nous nous retrouverons avec une constitution d¹inspiration
libérale. Il faudra alors se mettre immédiatement
au travail pour voir comment elle peut être révisée.
Cela prendra des années, évidemment.
Si le texte ne passe pas, parce que des pays n¹auront
pas voté pour, comme la France, l¹Angleterre
ou d¹autres, cette proposition permettrait de
considérer, dans la mesure où on pense
qu¹il y a quelque chose à sauver dans le
texte, que « l¹essentiel » y est.
Si l¹on s¹accorde pour dire que le reste
est un peu secondaire, et que l¹on peut faire
confiance aux juges européens et aux aspects
progressistes conservés de la charte.
Après avoir pensé voter « oui »,
vous vous dites désormais hésitant sur
votre vote au référendum...
Guy Braibant. Techniquement,
cette constitution n¹est
pas un bon texte. J¹attends de voir la fin des
opérations. Je suis toujours partagé entre
le fait de refuser ce texte ou de l¹accepter en
essayant de sauver l¹acquis, même si ce
n¹est pas suffisant, avec le risque que l¹on
mette cinquante ans à revenir sur le problème.
Entretien
réalisé par Sébastien
Crépel
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